Gérard Kleczewski. Le Chouchani de Sandrine Szwarc dans « Fascinant Chouchani » 

Chouchani. J’avais déjà entendu ce nom… Mais je ne savais rien, ou pas grand-chose, sur ce personnage réel (ou fantasmé ?) du 20ème siècle qui avait déjà eu le droit à un livre il y a quelques années de Salomon Malka…

Et puis j’ai rencontré dimanche dernier, à l’occasion de Limoud (Forum de la vie juive), l’historienne et écrivaine Sandrine Szwarc, qui vient de lui consacrer un épais ouvrage (1).
Dans la foulée, j’ai lu ledit ouvrage qui a suscité chez moi ce texte, écrit en marge de l’écoute de la Meguila (vous savez ce texte où l’on nous raconte ce qui s’est passé au temps de la Reine Esther, d’Aman et de Mordechaï… à Suse).

Chouchani, dont nous parle Sandrine Szwarc, est un génie, c’est entendu. Mais est-il un bon génie, comme celui de la lampe d’Aladin, ou un génie du mal à la Meyer Levin ? Sa froide assurance, son ton cassant et ses sarcasmes, ses mauvaises manières, son absence de dignité et de respect pour l’autre et pour lui-même l’emportent-ils sur tout ?

Chouchani c’est un peu le Docteur B. du « Joueur d’Échecs » de Zweig. Mais un Docteur B. qui aurait été pourvu, en plus d’une intelligence hors normes, du caractère et des défauts du rustre Miarko Czentovic. Certains croient voir en lui le Messie ou le Prophète Élie. Mais bien peu le voient comme un Mensch, ou alors un LuftMensch. Beaucoup s’amusent même à le présenter comme la figure immortelle du Schnorrer semblant sortir tout droit d’un Shtetl du fin fond de la Lituanie, d’Ukraine ou de Pologne. Ou alors le Juif errant archétypal à la Eugène Sue, dont les valeurs semblent si éloignées, en apparence, des conceptions éthiques et altruistes portées par le judaïsme de l’après-Shoah.

Chouchani c’est un clochard céleste, un être sans attaches. Il est là où on l’attend (mais souvent il se fait attendre) et là où on ne l’attend pas. Il est tout à la fois le Ying et le Yang des asiatiques, le plus et le moins de la pile électrique, le zéro et l’infini, le religieux et le profane…

Chouchani est-il d’origine lituanienne ou marocaine ? Et s’il n’était pas juif ? N’a-t-on pas trouvé dans une de ses valises abandonnées des chapelets ?

Chouchani c’est une sorte de mix entre le Charlie Gordon* et le Billy Mullingan** de Keyes (ce dernier ayant lui aussi réellement vécu, à l’instar du caméléon Frank Abagnale Jr qui a inspiré le personnage joué par Di Caprio dans «  »Attrape-moi si tu peux »  de Spielberg).

Chouchani, homme seul et incompris, est pour tout dire insaisissable, incontrôlable. Il dépasse l’entendement de ses contemporains qui lui vouent, selon leur degré de résistance au mal, à l’inattendu et au manque d’hygiène, une puissante admiration ou une détestation toute aussi puissante.  

Chouchani, en opposition frontale avec le 7ème commandement, est ce cleptomane qui convoite et chaparde le bien d’autrui en souvenir des heures du dénuement. Et que dire de ses mœurs sexuelles…

Chouchani c’est cet électron libre, rétif aux ordres et aux rapports hiérarchiques, ce clown impavide qui se donne en spectacle en grande pompe (il adore les chaussures au point de les dépareiller), donnant ses cours allongé sur une table ou torse nu, mais cravaté.

Chouchani c’est encore ce surdoué, ou si l’on veut cet autiste Asperger, qui connaît par cœur les textes de la Torah et de la Mishna, comme Dustin Hoffman dans le « Rain Man » de Barry Levinson connaît par cœur l’annuaire téléphonique.

Chouchani c’est ce brillant connaisseur des règles scientifiques les plus complexes qui noircit de son écriture fiévreuse et serrée des carnets dignes du « Codex Atlanticus » de Léonard de Vinci. Un matheux mythomane éperdument amoureux des chiffres, mais adorant tout autant les lettres et leur esprit, dans une multitude de langues, même s’il pense d’abord en Yiddish.  

Chouchani est ce pédagogue immodeste et sans vergogne de la Torah qu’il maîtrise sur le bout de ses ongles sales. Ce professeur souvent acariâtre qui parle trop vite et se moque de ses élèves ou les brosse dans le sens du poil, en fonction de son humeur du jour, on pourrait dire de son humeur-minute.   

Chouchani, c’est cet homme de Suse, né à Brisk aux confins de la Biélorussie actuelle, qui meurt sur les bords du Rio de la Plata à Montevideo… « La fleur de la montagne »  au sens piémontais de son surnom, qui s’éteint dans la ville la plus plate d’Amérique du Sud, c’est tout lui…

Alors, fascinant ce Chouchani, comme le caractérise Sandrine Szwarc ? Oui, assurément ! Magnifique ouvrage que celui-ci qui nous donne les éléments nous permettant de comprendre pourquoi Chouchani nous fascine.



Oui, Chouchani est fascinant, mais aussi brillant, intrigant, inquiétant, insaisissable, pour certains répugnants et tant d’autres épithètes encore…

Chouchani… qui ne s’appelle même pas Chouchani, mais Perelman — il a adopté ce nom qui n’est pas un totem scout comme chez Manitou, mais a fleuri au milieu d’un bouquet d’autres patronymes, réels ou inventés…

Chouchani qui semble être tous les hommes à la fois, sans être au fond aucun d’entre eux !

Gérard Kleczewski, 17.03.2022

* « Des fleurs pour Algernon »

** « Les mille et une vies de Billy Mulligan »

  • « Fascinant Chouchani »  de Sandrine Szwarc, paru le 28 janvier 2022, aux éditions Hermann, 466 pages, 25 €. ISBN : 979-1037014559

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